Condamner les violences


Non classé / Friday, April 28th, 2023

Je condamne les violences, tu condamnes les violences, elle condamne les violences, condamnez-vous les violences ? Depuis l’affront du 49.3 et l’irruption de colère qui s’en est logiquement suivi, le même refrain lancinant bat le rythme médiatique à mesure que l’on invective les rares élu·es de gauche invité·es sur les plateaux. Condamnez-vous les violences ? Vous soumettez vous à la morale des chroniqueurs dont le pacifisme autoproclamé et opportun correspondrait au civisme républicain ou êtes-vous le chantre du désordre qui fait tournoyer l’estomac des chiens de garde ? Des poubelles brûlées qui enclenchent des cris d’orfraie à Pap Ndiaye qui s’insurge de voir sa photo et l’heure d’arrivée de son train depuis Lyon tourner sur internet en qualifiant cela « d’invitation à la violence »1, l’appel au calme flirte avec la stigmatisation des manifestant·es que l’on traite tantôt de « foule » dont  l’irrationalité serait un danger, tantôt de casseurs, tantôt d’écoterroristes désirant à tout prix tuer du flic comme le disait Stanislas Guerini à propos de Sainte-Soline2. Ces désignations qui tiennent du judiciaire ou du vocabulaire de psychologie des foules sert surtout à la décrédibilisation politique des manifestant·es. Comme le soulignait Vanessa Codaccioni « la tactique en jeu aujourd’hui est de la criminalisation dépolitisante de l’activisme oppositionnel »3. Finalement désigner les violents, parler des violences, ramener les activistes à des criminels ou à des meutes enragées « invitant à la violence » ou « désirant tuer du flic », c’est annihiler les capacités de manifestations politiques du peuple, silencer les revendications, invisibiliser leurs propres actes de violences et la brutalité du pouvoir et piéger la gauche dans une alternative qui n’en est pas une : ou bien vous condamnez les violences, ou bien vous êtes avec eux, ramené·es à incarner la pointe gisante de la foule, du désordre et, subrepticement, de la peur.

L’enjeu est de désigner la violence avant que l’autre ne l’ouvre car celui qui l’invoquera en premier pourra maîtriser les débats et ce d’autant plus si après lui, il s’assure qu’une armada de cacatoès colonisera l’espace mental d’un brouhaha invasif.

Alors puisqu’il faut condamner les violences, condamnons-les. Nous condamnons les violences.

Nous condamnons la violence d’une pensée qui exclue et attaque les identités intimes des personnes. Les mea culpa politiciens de certain-es ne nous feront pas oublier la haine qu’ils déversaient hier et déverseront demain si le vent tournait à nouveau, contre les personnes LGBTQI+. « Une famille se construit entre un homme et une femme » s’indignait l’ex-ministre Sébastien Lecornu lors du débat sur la loi Taubira en 20124, provoquant maintes harcèlements, insultes, menaces, contre des adolescent·es dans le pays, contre des personnes, contre des familles. Gérald Darmanin, Christophe Béchu, Valérie Pécresse et tant d’autres personnalités politiques ayant fait leur beurre électoral sur le dos de la vie sentimentale et affective de millions de personnes en France peuvent aujourd’hui feinter des excuses, le mal est fait et profond.

Nous condamnons le déferlement de violences policières qui s’abat depuis des décennies sur les populations racisées et victimes de ségrégation endocoloniale5 en métropole ou ailleurs. A l’heure où sont écrit ces lignes,  l’opération Wuambushu à Mayotte mobilise certaines des compagnies de CRS les plus brutales6, tirant à balles réelles sur les manifestants7, et dont la mission est de détruire les habitations de milliers de personnes afin d’expulser brutalement des familles et des enfants parfois nés sur le territoire. A l’heure où sont écrit ces lignes, des centaines d’exilé·es sont harcelé·es par des compagnies de CRS à Calais qui détruisent les tentes, volent les affaires, expulsent les camps toutes les 48h pour simplement les déplacer 200 mètres plus loin et criminalisent les associations aidantes. A l’heure où sont écrit ces lignes, des exilé·es risquent leurs vies pour esquiver la police aux frontières dans les montagnes alpines, certains mourant de froid sous la neige ou parce qu’ils fuient les forces de l’ordre qui les pourchassent en pleine nuit et en pleine montagne. L’État policier est une menace constante d’abord et avant tout pour les damnés de la terre sur lesquels il fait feu sans retenu.

Nous condamnons la violence des silences. Ceux d’un gouvernement qui ne parle plus des féminicides comme s’ils avaient subitement disparu, qui ne parle jamais des victimes dans les quartiers populaires et qui évacue successivement tous les drames survenus sous son mandat. Pas une personne dont la main a été arrachée ou l’œil éborgné pendant les manifestations des gilets jaunes du précédent mandat n’a reçu, si ce n’est l’excuse, du moins la compassion, de ces responsables politiques. La famille de Serge, grièvement blessé à Sainte-Soline, dont le pronostic vital est toujours engagé, n’a pas non plus reçu d’appel d’Emmanuel Macron ou de Gérald Darmanin contrairement au propriétaire de la Rotonde, qui a subi l’extrême violence de jets de projectiles et fumigènes. La militarisation de la police pour encadrer les manifestations (usage massif d’armes dites non létales comme les LBD ou les grenades de désencerclement), l’interdiction illégale des manifestations dîtes « sauvages », l’envoi irresponsable en manifestations pacifiques de brigades entraînées pour des situations d’extrême violence (BAC, BRAV-M), le racisme, les agressions sexuelles, les menaces physiques nombreuses et non jugées, le passage en force d’un loi dont personne ne veut, l’arrestation d’une personne au motif qu’elle insulte Emmanuel Macron d’ordure sur Facebook, l’organisation de déjeuners avec des chroniqueurs et des journalistes à l’Élysée pour y glisser les éléments de langage du pouvoir, la condamnation d’associations qui osent contester la version des faits du gouvernement et les menaces à l’encontre d’institutions comme le COR au motif que leur état des lieux ne colle pas avec la volonté du gouvernement, font de la France un pays qui glisse sévèrement vers un État autoritaire. Et nous condamnons les mensonges violents, le déni défensif des autorités à ce sujet. Pas un ministre ne reconnaît la gravité de la situation. Le préfet de Paris nie publiquement les abus, même lorsqu’ils lui sont montrés en direct8. Si les matraques blessent des corps, les mots qui cherchent à invisibiliser leur usage en doublent leurs effets.

Nous condamnons les violences d’un monde du travail de plus en plus insupportable. La France est championne d’Europe des morts au travail avec près de 1264 décès par an dans l’indifférence absolu d’un pouvoir obsédé par les économies bout de chandelle d’une réforme des retraites brutales9. Selon les chercheurs-ses Nicolas Dufour, Caroline Diard, Abdel Bencheikh entre 2009 et 2017, le taux d’incidence en France a grimpé de 47% quand il baissait de 40% dans le même temps aux Pays-Bas10. En 2019, la France enregistrait un taux de 3,53 accidents mortels pour 100 000 personnes alors qu’il était de moins de 1 en Allemagne ou en Suède11. Alors que le taux baisse dans tous les pays d’Europe, il augmente en France sous l’indifférence politique. Qui sont les assassins ? La France est en queue de peloton au niveau européen concernant les conditions de travail qui deviennent de plus en plus inacceptables. Près de 40% des français-ses se déclarent en situation d’emploi tendu12, 34% des salariés étaient exposés à au moins 3 contraintes physiques alors qu’ils n’étaient que 12% en 198413. Le travail s’intensifie, le travail devient insupportable, le travail tue, le travail devient violence dans l’indifférence absolu d’un pouvoir aveugle. Selon OpinionWay, 34% des salariés sont en état de burn out et 41% en état de détresse psychologique14.

Nous condamnons la violence hautement symbolique d’un pouvoir qui s’enferme sur lui-même et qui définit le peuple qu’il est sensé servir comme une menace. Nous condamnons la violence politique quotidienne de nantis qui légifèrent pour pérenniser les conditions de leurs privilèges en aggravant la situation de celles et ceux qu’ils asservissent. Deux ans de plus pour atteindre la retraite quand son corps est déjà fatigué d’une carrière à l’usine ou dans un camion, c’est violent. Des salaires qui n’augmentent pas quand le prix de la nourriture explose, c’est violent pour des familles dont l’occupation principale devient la survie. Des canicules et sécheresses de plus en plus fréquentes, aggravées par les choix politiques du gouvernement, c’est violent sur nos corps, nos territoires, nos forêts, notre biodiversité.

Tous ces obstacles que le gouvernement écrase avec violence, qu’il ignore superbement, qu’il passe sous silence, qu’il retourne à son avantage, toutes ces violences au travail, dans la rue, en société qu’il se permet de légitimer, de soutenir, voire dans certain cas d’ordonner lui-même contre une population qu’il réduit à l’état de foule, stigmatise, dédaigne, tout cela se résume en mot simple : c’est l’oppression.

Condamnez-vous les violences ? Oui, nous condamnons l’oppression.

La réforme des retraites est un moment de bascule de l’hégémonie où le gouvernement acculé se voit contraint d’apparaître à nouveau dans sa brutalité la plus nue envers une population révoltée qu’il doit à tout prix stigmatiser et dépolitiser. Sa stratégie de resserrement des systèmes oppressifs le font apparaître dans sa complète déconnexion tout en l’amenant à jouer à un jeu dangereux car si demain il parvient à mater la rébellion par la force, il est certain que beaucoup lui en tiendrons rigueur. La violence du pouvoir se radicalisant optera alors pour sa forme la plus féroce en donnant à Marine Le Pen les clés du palais présidentiel. Ce qui, pour beaucoup, représenterait en retour une manière désespérée d’obtenir vengeance en donnant son vote à un pseudo parti antisystème, sera pour le néolibéralisme une façon opportune de finir sa mue. Piéger par le discours de la violence, la gauche a étonnement du mal à se saisir d’une séquence qui devrait être sienne du début à la fin, peut-être parce qu’il ne s’agit plus tant d’incarner la colère et de la faire vivre que de représenter un débouché tangible face à l’oppression pesant de plus en plus dans toutes les sphères de la vie. Au milieu de la colère et en miroir de l’oppression vécue dans la chair, doit poindre de toute urgence le discours de libération d’une gauche unie autour d’un projet émancipateur.

Matthieu Ponchel et Emile João pour Climat Social

1 https://twitter.com/PapNdiaye/status/1650787740831580160?s=20

2 https://twitter.com/CNEWS/status/1640237963387830272?s=20

3 Vanessa Codaccioni, Répression. L’Etat face aux contestations politique, Textuel « petite encyclopédie critique », 2019

4 https://www.liberation.fr/checknews/le-gouvernement-borne-est-il-homophobe-20220525_T75OVYBE3BHV3FKZJX2KCGSADA/

5 Voir Mathieu Rigouste, La Domination Policière, La Fabrique, 2012

6 https://www.huffingtonpost.fr/france/article/operation-wuambushu-qu-est-ce-que-la-crs-8-envoyee-a-mayotte_217068.html

7 https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/04/24/mayotte-en-prelude-a-l-operation-wuambushu-la-crs-8-a-tire-plus-de-600-grenades_6170837_3224.html

8 https://www.france.tv/france-2/complement-d-enquete/4802788-manifs-la-guerre-est-declaree.html

9 https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/la-france-est-elle-le-pays-qui-compte-le-plus-d-accidents-mortels-au-travail_5088337.html

10 Nicolas Dufour, Caroline Diard et Abdel Bencheikh, Prévention des risques psychosociaux et des accidents du travail, Editions Maxima, 2021

11 https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/la-france-est-elle-le-pays-qui-compte-le-plus-d-accidents-mortels-au-travail_5088337.html

12 https://www.alternatives-economiques.fr/dix-graphiques-comprendre-lampleur-de-crise-travail-france/00106665

13 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/quelles-sont-les-evolutions-recentes-des-conditions-de-travail-et-des-risques

14 https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/social/sante-mentale-des-salaries-41-se-disent-en-detresse-psychologique_AV-202207070478.html