C’est ma sœur qui s’en est occupé. C’est toujours elle qui s’occupe des papiers. Elle le fait avec un dévouement honorable et avec peut-être le sentiment de comprendre un peu plus clairement ce qui est écrit dans les courriers. C’est donc à travers elle que la nouvelle s’est étendue dans les couloirs de la maison : mon père touchera 1000 euros de retraite. On nous l’assure, ça augmentera si on parvient retrouver plus de fiches de payes, plus de documents, si coche cette case plutôt que l’autre, si on rempli encore ce document et qu’on les empile tous pour recalculer la valeur de sa fin de vie avec un tas de papiers morts.
Mon père est venu en France à 18 ans. De train en train, de voyages en voyages à travers la France, on accepte sa présence là où la main d’œuvre manque dans les champs, dans la jardinerie, dans les usines… Parqué à Fretay dans une barraque avec une trentaine d’immigrés comme lui, on l’empêche de sortir avant la fin de la moisson, on le réveille à 6h, les contre-maîtres le surveille toute la journée coucher contre la terre, on l’enferme à nouveau dans la barraque à 19h. Plus tard, il fera maçon et sillonnera l’île de France pour y construire des murs. Une balade en voiture peut suffire à ce qu’il nous fasse le compte de toutes les maisons qu’il a construit lui-même sur le chemin.
A 63 ans, il aurait voulu une belle retraite. Une de celle que l’on mérite lorsque l’on travaille depuis qu’on a 11ans sur les champs de mon grand-père, qu’on a lâché l’école faute d’argent, qu’on est parti dans un pays étranger pour manger, juste pour manger, manger à sa faim et qu’après des années et des années de travail, le dos, les yeux, les mains, les jambes, le corps nous demande du repos. Il a une épaule douloureuse mon père, mais apparemment il devra travailler plus encore.
Ma mère hurle d’injustice dans toute la maison. Elle aussi, elle est venue, elle a suivi mon père, elle a fait des ménages pour y enterrer son orgueil, elle a enchainé les petits boulots qu’elle pouvait, elle a mis tous ses espoirs en nous pour que l’on « ne rate jamais notre vie comme elle », qu’on « soit mieux qu’elle », qu’on s’en sorte par-dessus tout. Elle s’est occupée de nous, seule, pendant que mon père s’épuisait dans les chantiers et elle a tout cumulé pour faire tenir la famille. Ma mère parle bien le français alors elle s’occupe des factures. Parfois elle pleure d’angoisse, me crie dessus lorsque j’utilise trop d’eau sous la douche parce qu’elle constamment peur de ne jamais pouvoir payer les factures. « Tout ça pour une retraite de merde » qu’elle nous dit, lorsqu’elle pleure devant les papiers que lui apporte ma sœur. Laver des chiottes, construire des murs… « tout ça pour une retraite de merde ».
Pourtant mes parents ont travaillé, sans relâche. Pour ma sœur, pour moi, pour nous sortir de la cité dans laquelle on habitait, pour nous construire une belle maison, nous offrir nos études, nous donner un frigo rempli tous les jours, nous rappeler tous les jours la chance que l’on a, nous, de pas avoir eu faim comme lui, comme eux, d’avoir de la soupe tous les soirs. Quelle chance j’ai eu. Quel mérite a mon père. Quel mérite a ma mère.
L’injustice qu’ils ressentent, dehors, ils n’en parlent pas. Jamais. La discipline de l’immigré impose de faire bonne figure dans le pays hôte, coûte que coûte. Taisons-nous, nous ne sommes pas chez nous, et l’épaule de mon père finira bien de craquer entre les murs épais de la maison. Ce silence…. Adolescent, quand mon père m’emmenait parfois avec lui sur les chantiers, devant le client heureux que l’on creuse le trou de sa piscine, je pensais être le seul à entendre les craquements sourds de son dos. Cet étirement des os, ce hurlement silencieux du corps rompu à l’humiliation battait fort dans ma tête. « Tout ça pour une retraite de merde »… Tout ça pour 1000 euros, pour en être réduit à évaluer la valeur d’une vie à l’aune de la violence administrative, des formulaires à remplir, des guichets froids. Tout ça pour voir ma mère trembler d’ouvrir sa feuille d’impôt, d’hurler de désespoir devant l’obligation de payer, encore, encore, encore…. Tout ça, comme pour nous rappeler qu’on ne vaut rien dans leur monde.
Je n’ai pas de suite compris le mouvement des Gilets Jaunes. Comme beaucoup durant les toutes premières semaines, j’ai cru y voir l’extrême droite en avance masquée. J’ai cru à toutes les alertes au poujadisme, conforté par une liste de revendications subitement divulguée que j’ai accueilli avec un certain sarcasme. Puis, en rejoignant le collectif Adama à Saint-Lazare le 1er décembre, j’ai été happé par la revanche des prolétaires. J’ai vu la colère de mon père dans les yeux des Gilets Jaunes. J’ai compris que toutes ces personnes avaient entendu le craquellement sourd de leur échine, que la détresse de ma mère devant ses factures était la leur, que l’injustice, le mépris, l’oppression avait fini de creuser les sillages d’une effervescence inimaginable, d’un mouvement collectif puissant de transformation ! J’en suis sorti bouleversé.
J’y étais samedi dernier et j’y retournerai samedi 8 décembre ! Parce que le mouvement dépasse largement les récupérations ratées des uns et des autres. C’est un mouvement collectif. C’est un combat pour la justice sociale qui se joue, c’est un combat pour la démocratie, pour l’écologie sociale, pour la défense des droits et pour l’égalité de toutes et tous ! Un combat pour nos services publics, pour nos écoles, nos hôpitaux, nos facs…. Un combat pour la solidarité et la fin des privilèges !
C’est un combat contre le mépris, l’exploitation goguenarde et aveugle des gagnants du système. C’est un combat pour la fierté de mon père !
Le gouvernement s’étonne de subir une « jacquerie ». Il avait cru tenir la recette en tuant le droit de du travail pour satisfaire les bonnes âmes du MEDEF. On aurait pu se soumettre sagement au diktat mathématique du libre-échange, attendre que la voracité des investisseurs laisse ruisseler quelques goûtes de bave dans les poches des sans-dents. Mais la pluie de crachats en provenance de vos appartements dorés n’ont fait que déborder le vase. Désormais le pays des droits humains matraque tous ses va-nu-pieds sans aucun remord. Sur les migrant.e.s à Calais, comme sur les lycéen.ne.s en France, l’Etat policier s’abat sur tous les pauvres du monde et cette violence dans la répression devrait nous unir.
C’est la fin de leur système et c’est le désir d’un nouveau monde qui nous porte ! La fin du néolibéralisme, la fin de l’oppression, la fin de la misère sur laquelle ils ont pu construire leurs chapelles dorées. C’est fini. Les cris de mon père ne seront plus jamais éteints. La détresse de ma mère ne sera plus jamais oubliée. Nous construirons un monde sans laisser pour compte. Qu’ils lâchent donc leurs fauves dans leurs derniers soubresauts, nous n’avons aucunement peur d’un macchabée qui convulse. Que leurs blindés viennent donc écraser notre émeute, ils ne tueront plus jamais notre espoir de révolution !
André.